Petite histoire de viscosimètre et de rhéomètre

J’ai évoqué précédemment la confusion entourant la notion de viscosité, plaçant souvent les échanges techniques sur un terrain peu stable propice à l’incompréhension.

J’aimerais montrer, à travers un bref historique, comment les différentes notions relatives à la viscosité ont progressivement été élaborées au fil du développement des techniques de mesure.

Les premiers viscosimètres industriels

L’invention du terme viscosimètre est attribuée à Charles Dollfuss, industriel du secteur textile à l’époque de la première révolution industrielle. En 1831, il présente au bulletin de la société industrielle de Mulhouse une note décrivant un dispositif de mesure comparative de l’indice de liquidité de teintures textiles.

Il s’agit d’un récipient percé en son fonds que l’on remplit et à travers lequel on laisse le fluide s’écouler par gravité. Le mesure du temps de passage est traduit en un indice de liquidité. Certains y reconnaitront le principe de la coupe de viscosité, qui sera « réinventée » dans les années 1950 (coupes Ford, Zahn Shell, ASTM, Parlin, Pratt & Lambert, Gottsch, Westinghouse, Demmler, Marsh, …).

Viscosimètre à efflux

Le développement rapide de l’industrie et la nécessité de fiabiliser la production, les approvisionnements et les échanges commerciaux amène les industriels à mettre en place des démarches de standardisation.

Les années 1890 verront apparaître les viscosimètres à efflux, destinés aux industries des lubrifiants et pétroles, sur le même principe que le dispositif de Dollfuss : la mesure d’un temps d’écoulement d’un produit s’écoulant par gravité dans un récipient doté d’une restriction à sa base (efflux). Leur innovation essentielle réside dans le contrôle des conditions thermiques, dont les industriels ont bien compris le rôle crucial.

Chaque pays industriel voit naître son viscosimètre : Saybolt aux Etats-Unis, Engler en Allemagne, Rochwood en Angleterre ou Barbey en France. Chaque dispositif a son unité de mesure : la seconde Saybolt, le degré Engler, ….

Viscosimètre Saybolt (photo du National Museum of American History)

Viscosimètre à tube capillaire

En parallèle de l’industrialisation, les sciences connaissent de fabuleux développements dans de nombreux domaines au cours du XIXè siècle, notamment la mécanique des fluides, avec les travaux pionniers de Navier, Stokes, Bernoulli, …

Dispositif d’étude de Poiseuille (image tirée de la publication en référence)

A partir des années 1820, Poiseuille, médecin physiologiste, cherche à mieux comprendre les frictions internes dans les capillaires sanguins. Il met au point un dispositif sophistiqué à tube capillaire adapté pour déterminer les relations entre la pression imposée dans les capillaires, leur diamètre et longueur, la température et le débit du fluide en sortie du dispositif. Ce dispositif s’avérera être un outil puissant pour investiguer l’écoulement des fluides et éprouver les lois de l’hydrodynamique en cours d’élaboration.

Ostwald développera un dispositif à tube capillaire plus simple dans les années 1880, qui sera utilisé pour l’étude de fluides industriels, mais aussi par un certain Arrhénius, bien connu des chimistes. Ubbeholde perfectionnera ce dispositif dans les années 1915.

En pratique, dans ces dispositifs à tube capillaire, on mesure un temps de parcours du fluide entre deux repères. A la suite des travaux de Poiseuille et Hagen, Hagenbach introduit la notion de viscosité -qui devriendra viscosité absolue- et formalise la loi de Hagen-Poiseuille. La communauté scientifique comprendra plus tard que la notion de viscosité absolue n’est pas si absolue, et qu’elle doit être réservée à une certaine catégorie de fluides à laquelle appartient l’eau : les fluides anachroniquement dits newtoniens.

Viscosimètre à chute de bille

Stokes mettra quant à lui au point dans les années 1840 un autre type de dispositif associé à la chute d’une bille dans un fluide, qui lui permettra de modéliser les forces de friction s’appliquant à un corps sphérique dans un fluide.

Les formules de Stokes comme celle de Hagen-Poiseuille font intervenir le rapport entre la viscosité absolue et la densité, que l’on nomme viscosité cinématique -utilisée aussi pour qualifier le type de viscosité mesurée dans une coupe de viscosité ou les viscosimètres à efflux. Insistons encore une fois : ces notions n’ont de sens que dans le cas des fluides dits newtoniens -mais à l’époque, personne n’a encore compris qu’il existe des fluides non-newtoniens.

Viscosimètres à cylindres concentriques

Dans les années 1880-1890, pendant que l’industrie des pétroles, des lubrifiants, des teintures, s’équipe de viscosimètre à efflux ou à tube capillaire pour contrôler les matières, les scientifiques continuent de raffiner leurs moyens d’études, notamment pour gagner en précision dans la mesure de la viscosité de l’eau et éprouver les lois de la mécanique des fluides.

Différents dispositifs basés sur la mise en écoulement entre deux cylindres concentriques seront développés indépendamment par plusieurs pionniers (Mallock, Schwedoff, Perry et Couette). La postérité conservera le nom de viscosimètre de Couette.

A la différence des dispositifs préexistants, le viscosimètre à cylindres concentriques permet de contrôler (par le biais d’un des cylindres) la contrainte imposée sur le fluide, tant dans son intensité que dans sa durée, et de quantifier la réponse du fluide via l’autre cylindre. On parle à l’époque de friction interne, pas encore de viscosité.

Schwedoff conclura dès 1889 de ses travaux sur des solutions de gélatine colloïdale que « la viscosité n’est pas constante, comme on le croit souvent : elle dépend de la vitesse du cisaillement ». On savait que la viscosité absolue dépendait de la température ; on découvre qu’elle peut dépendre des conditions de la mise en œuvre du fluide. L’absolu se fissure, ouvrant la voie à des recherches tous azimuts sur les systèmes dits colloïdes.

Trouton démontre au début du XXè siècle l’existence d’un régime de viscosité particulier, dite extensionnelle, dont on comprendra plus tard qu’il est généralement lié à la présence de longues chaînes.

Viscosimètres rotationnels commerciaux

Probablement poussée par l’intensification de l’effort de recherche sur ces dispositifs, une génération de viscosimètres rotationnels (Searle, Stormer, Mac Michael) s’industrialise dans les années 1910. Des systèmes de poids permettent d’imposer au fluide une contrainte ajustable sur l’un des cylindres et de déterminer le gradient de cisaillement résultant par la mesure de la vitesse de rotation du cylindre.

Sur ce principe, mais avec une géométrie simplifiée, le viscosimètre de Donald Brookfield verra quant à lui le jour en 1934. Tous ces dispositifs seront progressivement modernisés au fil des avancées technologiques de l’électrotechnique, de l’électronique, du numérique, mais les principes de mesure resteront les mêmes.

Encart publicitaire pour le viscosimètre Stormer dans les années 1930 (tiré de Barnes, en référence)

La naissance de la rhéologie

L’effervescence de plusieurs décennies de travaux aboutit dans les années 1920 aux premiers modèles de comportement rhéologique (Bingham, Ostwald, de Waelde, Hershel, Bulkley). La viscosité passe d’absolue à quantité dérivée – rapport entre contrainte et gradient de cisaillement.

A la même époque, après des années de débats scientifiques animés dans la communauté des chimistes, Staudinger démontre l’existence des polymères, qu’il baptise macromolécules. Il proposera aussi la notion de viscosité intrinsèque pour qualifier la viscosité résiduelle d’une solution polymère infiniment diluée.

Les concepts de viscosité associés à l’hydrodynamique sont loin et la communauté scientifique ressent la nécessité d’un champ de recherche dédié à ces problématiques. En 1929, la première « société de rhéologie » est créée aux Etats-Unis, avec pour objet d’étude l’écoulement et la déformation de la matière, ainsi que le premier « Journal of Rheology ». Reiner fait pour la première fois la distinction entre fluide newtonien et non-newtonien [4].

La rhéologie devient un champ de recherche à part entière, avec pour objet l’étude de l’écoulement et des déformations de la matière.

Le rhéomètre : un pas de plus dans la capacité d’étude

Les objets d’étude sont innombrables : les argiles, les caoutchoucs, les graisses, les pétroles, les produits agroalimentaires, les premiers polymères synthétiques, etc.

Le comportement des systèmes polymères sous cisaillement est complexe et différentes équipes travaillent à affiner les dispositifs rotationnels. Weissenberg et ses collègues découvriront l’effet -qui porte maintenant son nom- souvent observé dans la fabrication en agitateur : à partir d’une certaine vitesse de rotation, certains produits tendent à « grimper » le long de l’agitateur. Le phénomène est associé à des effets viscoélastiques entrainant l’apparition d’une force normale par relaxation de la contrainte de cisaillement.

Les premières géométries cône-plan (Ferranti-Sherley) seront développées dans les années 50, ainsi que le premier viscosimètre en ligne, à lame vibrante (Bendix).

Dans les années 1970, une nouvelle génération commerciale d’instruments verra le jour, avec des sociétés comme Rheometrics ou Bohlin : le rhéomètre, capable non seulement de mesurer des propriétés de viscosité mais aussi les propriétés viscoélastiques.

D’autres principes de rhéométrie seront développés depuis, parmi lesquels rhéomètres optiques, à ultra-sons, à filature, extensionnel, des techniques couplant rhéométrie à d’autres principes de mesure (microscopie, spectroscopie Raman, …).

Du progrès au supermarché

Ce survol historique, évidemment non exhaustif, peut sembler à première vue illustrer l’inexorable marche du progrès, avec ses techniques, ses concepts scientifiques et sa connaissance qui se perfectionnent sans cesse. Les techniques issues de la recherche aboutissent à des solutions commerciales, intégrées par l’industrie, qui en standardise certaines, pendant que d’autres techniques se développent, et ainsi de suite.

Pourtant, lorsqu’on se tourne vers le terrain, le sens du progrès est largement mis en défaut. Hormis dans les laboratoires de recherche spécialistes ou les très grands comptes avec une forte culture de recherche fondamentale, les techniques modernes n’ont pas rendu obsolètes les anciennes.

Toutes les grandes familles d’instrumentations évoquées existent encore sur le marché et sont encore utilisées (le principe de la technique certainement la plus courante, le viscosimètre Brookfield, date des années 1930 ; la coupe de viscosité a été « réinventée » dans les années 1950). La majorité fait l’objet de standards mis à jour régulièrement. Les appellations scientifiques historiquement associés à ces techniques sont encore en usage.

Notre petite histoire de viscosimètre et rhéomètre ressemble plutôt à une étrange histoire d’accumulation. Accumulation d’instrumentations, accumulation de standards, accumulation de concepts.

Accumulation de malentendus aussi. Le premier d’entre eux étant la malencontreuse confusion entre les lois et techniques de mesure adaptées pour les fluides newtoniens et les spécificités des fluides non-newtoniens, dont la sensibilité aux conditions de leur mise en oeuvre rend nécessaire une compréhension plus complète du « produit/process » et des pratiques de mesure plus adaptées.

De nombreuses générations d’industriels et de scientifiques ont fait progresser la compréhension des phénomènes et les techniques, ont défini les périmètres de validité, des méthodes, clarifié les limitations et cette dimension objective du progrès de la connaissance dont l’industrie entière pourrait bénéficier pour sa compétitivité semble s’enfoncer aujourd’hui dans les toiles d’araignées électroniques des archives de la littérature scientifique.

Sur les rayons du supermarché de la mesure de la tendance à l’écoulement, les étiquettes sont incompréhensibles au non-spécialiste, qui finit par en oublier pourquoi il veut mesurer et son organisation ce qu’elle a à y gagner. La mesure est au coeur de ces enjeux, cette mesure qui semble aller de soi mais peine toujours à répondre à nos questions.

Comme le dit Joseph Juran, pionnier de la qualité globale : «Measurement is the most effective remedy for vagueness and multiple dialects—“Say it in numbers.” This is the first, but not the last, point in the planning process where measurement is critical. Quality planning also requires measurement of product features, process features, process capability, control subjects, and so on. »

Références :

Jacobson B.O, Rheology and Elastohydrodynamic Lubrication, Elsevier Science, 1942

Poiseuille, J.M.L., Recherches expérimentales sur le mouvement des liquides dans les tubes de trés petits diamètres, Academie de Sciences, Paris, 1846

Tanner R.I., Walters K. , Rheology : An historical perspective, Elsevier Science, 1998

Bingham Eugene W., Fluidity and Plasticity,  , McGraw-Hill, New York, 1922

Ghosal Salil K., Datta Siddhartha, Introduction to Chemical Engineering, Tata McGraw-Hill Education, 1993

Sward G.G., Paint testing manual: physical and chemical examination of paints, varnishes, lacquers, and colors, American Society for Testing and Materials, 1972

Barnes, H.A. & Bell, D.. . Controlled-stress rotational rheometry: An historical review. Korea-Australia rheology journal. 15. 187-196, 2003

Dontula et al., Origins of concentric cylinders viscometry, J. Rheol., 49, 807 (2005)

Reiner M., The General Law of Flow of Matter,  J. Rheol. 1, 11 (1929)

https://gardco.com/pages/viscosity/vi/ford_history.cfm

https://americanhistory.si.edu/collections/search/object/nmah_2068

Last Updated on 15 septembre 2022 by Vincent Billot